Cette communauté canadienne montre la clé pour un urbanisme noir prospère

Article d’opinion: Pour que l’urbanisme noir prospère, il a besoin d’être proche d’infrastructures sociales afrocentriques, physiques et économiques.

Cet article est également publié en anglais et en créole haïtien.

 

Comme tant de moments tumultueux avant elle, la pandémie de covid a porté préjudice à des centaines  d’entreprises appartenant à des Noirs aux États-Unis et au Canada. Le restaurant Mary’s African Cuisine a déjoué tous les pronostics parce qu’elle ne laisse rien au hasard - “elle” fait ici référence à Mary Nkrumah, fondatrice et propriétaire de Mary’s African Cuisine à Halifax, en Nouvelle-Écosse.

La cuisine de Mary est rendue économiquement viable par une approche stratégique d’entrepreneuriat en série. Elle a démarré, développé et soutenu plusieurs entreprises alimentaires de Ghana à Halifax. Les entreprises noires comme la sienne qui survivent à des temps difficiles montrent clairement ce qui est nécessaire au développement de l’urbanisme noir : la proximité avec des infrastructures sociales afrocentriques, physiques et économiques.

Image 1. Le restaurant Mary’s African Cuisine au centre-ville d’Halifax.

À mesure que les espaces d’habitat noirs se densifient, même dans les zones rurales, ils évoluent et deviennent des communautés locales avec une touche culturelle noire distinctive et durable. Dans le cas des zones d’habitat historiques  afro-néo-écossais (African Nova Scotians [ANS]), la ségrégation raciale a donné naissance à 52 villes ANS historiques qui ont jeté les bases de l’épanouissement de l’urbanisme noir. Ces villes ont permis à une concentration relativement dense de Noirs de prospérer en Nouvelle-Écosse et au-delà.

En tant qu’urbaniste et critique de l’urbanisme noir, je crois que les communautés afro-néo-écossaises offrent un modèle de résilience qui pourrait être entretenu au fil de générations successives, 50 ans et plus de planification du développement économique menée par les Noirs et axée sur la communauté.

Infrastructures sociales

Les créateurs de lieux contemporains doivent reconnaître qu’une planification communautaire culturellement compétente fait partie intégrante de la durabilité de l’urbanisme noir. Cette approche holistique du développement communautaire est d’ailleurs enracinée dans le mode d’organisation des femmes noires.

Depuis le mouvement des droits civiques, les travailleurs sociaux noirs d’Amérique du Nord se sont organisés à l’échelle transnationale pour donner la priorité aux infrastructures sociales afrocentriques - et pas seulement aux structures physiques - comme étant la clé du développement des communautés noires.

Image 2. L’exhibition “A Walk Through Africville” (“Promenade au sein d’AfricVille” en français) au Palais des Congrès d’Halifax.  Africville est une ville historique afro-néo-écossaise rasée dans les années 60, au nom de la rénovation urbaine. L'exposition a été organisée par l’artiste multimédia ANE Angel Gannon, membre du Réseau des Artistes Noirs de Novia Scotia - Black Artists Network of Nova Scotia (BANNS).

Aux États-Unis, l’Association Nationale des Travailleurs Sociaux Noirs (National Association of Black Social Workers) voit le jour en 1968. La réunion des travailleurs sociaux noirs était en soi un acte de protestation. Les fondateurs se trouvaient initialement à San Francisco pour assister à la Conférence nationale sur la protection sociale, le principal organisme professionnel des travailleurs sociaux à l'époque. A un certain moment, un groupe de travailleurs sociaux noirs s’est mis à part pour développer une pratique de travail social qui reconnaîtrait les besoins spécifiques du développement social et communautaire des communautés noires. Ils ont par la suite continué à organiser des conférences régulières où les travailleurs sociaux noirs des États-Unis et d’ailleurs pouvaient se rencontrer et élaborer des stratégies sur la manière de soutenir leurs communautés.

Après qu’un groupe de travailleurs sociaux noirs canadiens de Montréal aient assisté à de telles conférences, ils sont rentrés chez eux et ont poursuivi leur travail transnational d’urbanisme noir, fondant l’Association des Travailleurs Sociaux Noirs du Canada en 1977.

La portée de l’association s’est élargie lorsqu’un groupe frère, l’Association des travailleurs sociaux de Scotia Nova (Nova Scotia Association of Black Social Workers), fut fondé deux ans plus tard. Parmi ses fondateurs figurent la pionnière en matière de travail social portant sur les afro-néo-écossais et sénatrice Wanda Thomas Bernard ; sa pédagogie et sa pratique afrocentriques, présentées dans son livre le Travail Social Afrocentrique (Africentric Social Work), façonnent aujourd’hui des prestataires de services culturellement compétents qui prennent en compte les traumatismes sociaux et la planification thérapeutique. Le groupe facilite la programmation et la prestation de services de soutien essentiels au développement des infrastructures sociales afrocentriques dans toute la province.

Les contributions de ces prestataires de services humains sont trop souvent négligées à cause de l’accent historique mis sur les interventions physiques et économiques quand il s’agit d'aménagement d’un territoire. La création intentionnelle d’une identité transnationale collective via l’urbanisme noir permet aux communautés de se rassembler au-delà des frontières disciplinaires et géographiques créées par l’homme.

Image 3. À droite: Panneau d’entrée de l’Église anglicane St. Paul. À gauche: camp de sans-abris de la Grande Parade près de l'hôtel de ville d’Halifax.

Infrastructure physique

Pour les entreprises virtuelles, les changements technologiques qui dépendent des infrastructures physiques - réseau électrique, tours de téléphonie cellulaire, internet par fibre optique - permettent au travail à domicile de devenir une structure commerciale viable.

Pour les entreprises physiques, la proximité des infrastructures physiques est essentielle. L’emplacement stratégique du restaurant de Mary près de la place historique de la Grande Parade d’Halifax, offre aux clients plusieurs options de transport pour s’y rendre. De la circulation piétonnière et cycliste aux bus de transport en commun et à l’accessibilité automobile, la nourriture et l’accessibilité de Mary attirent les visiteurs.

La Grande Parade d’Halifax comprend les terrains communaux historiques pris en sandwich entre un temple (l’Église anglicane St. Paul) et la couronne (l’hôtel de ville). En amont du local de Mary's se trouve le site historique national de la Citadelle d'Halifax. La citadelle est un fort partiellement construit par les Nègres marrons de Jamaïque à la fin du XVIIIe siècle. Les marrons afro-caribéens étaient d’anciens esclaves qui ont résisté à l’esclavage imposé par le gouvernement colonial et se sont révoltés. Certains ont trouvé la liberté dans les paysages montagneux de la Jamaïque. D’autres ont été déportés de force vers les colonies britanniques de la Nouvelle-Écosse.

 

Image 4. Le restaurant Mary’s African Cuisine est situé à l'angle de la place historique de la grande parade d'Halifax. (Centre-ville d’Halifax / Google Maps).

En 1796, environ 600 Nègres marrons jamaïcains arrivèrent en Nouvelle-Écosse. Bien que les marrons aient combattu et gagné leur liberté face à la domination coloniale britannique dans les Caraïbes, une fois sur le territoire colonial canadien, ils ont été forcés de se soumettre à des travaux manuels tels que la refortification de la citadelle et de l'Hôtel du Gouverneur. Les travaux physiques accomplis par les Nègres marrons jamaïcains ont une nouvelle fois profité à la couronne, au détriment des premiers. Pourtant, les Marrons ont continué à chercher à se libérer du joug de la domination coloniale britannique en retournant dans leur patrie africaine d’origine. En 1800, la plupart sont partis vers l’endroit appelé aujourd’hui Freetown, en Sierra Léone.

Freetown a été créée par des abolitionnistes pour que les Noirs libérés, à travers l'empire colonial britannique, trouvent un espace sûr et un endroit où être Noirs, sans crainte d'esclavage et de discrimination. Les Marrons étaient l’une des nombreuses communautés noires et racialisées réinstallées à Freetown comprenant des Africains, des Afro-Américains, des Afro-Caribéens, des loyalistes noirs, des Noirs nés en Grande-Bretagne et des Asiatiques du Sud-Est. Le carrefour culturel, physique et économique historique de Freetown a donné naissance au groupe ethnique connu comme le peuple créole de Sierra Léone.

L’urbanisme changeant des Noirs d’aujourd’hui se reflète dans les espaces et lieux des deux côtés de l’océan Atlantique - avec des ramifications sur le paysage physique d’Halifax. Plus de 200 ans plus tard, la citadelle d'Halifax, construite en partie par des Nègres marrons jamaïcains, surplombe un restaurant ghanéen-canadien appartenant à une femme.

Image 5. Vue d'Halifax depuis le terrain de la citadelle.

Infrastructures économiques

La proximité du restaurant Mary avec une telle infrastructure afrocentrique soutient son entreprise. Grâce au tourisme patrimonial, l’histoire et la structure impressionnante de la citadelle attirent les visiteurs en Nouvelle-Écosse et aux portes de Mary. Les communautés noires et leurs alliés offrent un patronage basé sur des liens sociaux qui soutiennent l’entrepreneuriat créatif noir.

Le support social encourage le développement d’une infrastructure économique culturellement compétente dans les communautés racialisées. Les perspectives économiques sont plus sombres pour les communautés de la Nouvelle-Écosse ayant un accès limité aux infrastructures physiques. Les infrastructures afrocentriques durables ne sont pas fortuites ; c’est par conception et planification intentionnelles.

Les dirigeants et alliés de la communauté noire ont une longue histoire de conception et de prestation, de manière intentionnelle, de formations commerciales et professionnelles culturellement compétentes.

La Black Business Initiative (BBI) - qui se traduit en Initiative des Entreprises Noires en français - souligne fièrement qu’elle est « l’initiative de développement des entreprises noires la plus ancienne au Canada ». L’impact de la BBI trouve sa source dans l’organisation communautaire au sein de la communauté noire de la Nouvelle-Écosse. Il y a environ 30 ans, un processus de planification économique collective ascendante a vu le jour pour améliorer l’accès des noirs de Nova Scotia à la formation commerciale et au développement des capacités. Les parties prenantes ont participé à un premier groupe de travail qui a entrepris des recherches appliquées et 18 consultations communautaires afin d’élaborer un rapport contenant des recommandations concrètes et des mesures d'action. Les préoccupations du groupe de travail initial ont donné naissance au Centre de Développement des Entreprises Afro-canadiennes, le précurseur de la BBI créée en 1996.

Image 6. L’urbaniste Sonide Simon à son entrée dans les locaux de la Delmore “Buddy” Daye Learning Institute qui possède une bibliothèque remplie d’ouvrages centrés sur l'expérience noire. L’organisation à but non lucratif poursuit l'excellence dans l'éducation et la recherche afrocentriques afin de soutenir les apprenants et communautés noirs.

Bien qu’il s’agisse d’une organisation au service du Canada, une partie de l’histoire d’origine de la BBI découle des connaissances acquises par les membres de sa direction et par son personnel de part leurs racines panafricaines.

La BBI est le résultat du travail de longue haleine de dirigeants noirs canadiens, y compris les afro-néo-écossais et les populations immigrantes noires plus récentes. Rustum Southwell, originaire de la nation caribéenne de Saint-Kitts-et-Nevis, a été fondateur et PDG de la BBI de 1996 jusqu'à sa récente retraite. L’histoire de l’arrivée et de l’établissement de Southwell au Canada est le reflet des multiples vagues de migration caribéenne vers le Canada, depuis l’époque des Nègres marrons jamaïcains à nos jours.

Le rôle des politiques publiques de la Couronne continue d’avoir un impact global sur les schémas migratoires des Noirs ; la Loi sur l’immigration de 1962, en particulier, a supprimé les obstacles explicites à l’entrée au Canada, basés sur la race. Ce changement de politique a été suivi par l'une des plus grandes vagues de migration caribéenne vers le Canada à partir du milieu du XXe siècle.

Au début des années 70, Southwell est venu sur le campus de l’Université Dalhousie à Halifax pour étudier la psychologie. Ses intérêts professionnels l'ont conduit vers l'entrepreneuriat, puis vers la direction de la BBI. Après avoir été PDG de la BBI pendant 25 ans, Southwell a récemment pris sa retraite, passant le relais du développement économique communautaire aux générations suivantes. En 2023, il a fait une autre transition de carrière de l’industrie vers le milieu universitaire en tant que nouveau chancelier de l’Université Dalhousie. Les chefs d’entreprise noirs d’aujourd’hui concentrent leur formation commerciale en complément à la stratégie révolutionnaire de la BBI.

Les femmes d’affaires noires contemporaines reconnaissent qu’une planification culturellement compétente du développement économique fait partie intégrante des communautés prospères. Cette approche holistique est ancrée dans le mode d’organisation des femmes noires pour survivre et prospérer collectivement dans les moments difficiles.

Tia Upshaw est une entrepreneure en série afro-néo-écossaise et défenseuse d'une telle approche de planification. En pleine pandémie, Upshaw n’a pas laissé la survie financière de sa communauté au hasard. En 2020, elle a fondé Blk Women in Excellence avec pour mission « d’autonomiser et de soutenir les femmes entrepreneures noires » partout au Canada. Cette approche ciblée visant à soutenir l’entrepreneuriat des femmes noires devrait accroître le lancement et l’exploitation durables d’entreprises appartenant à des Noirs.

Un modèle pour l’urbanisme noir nord-américain

Le restaurant Mary’s African Cuisine témoigne de la résilience que peut avoir une entreprise appartenant à une femme noire grâce à l’organisation communautaire collective des noirs de Nova Scotia. L’écosystème d’organisations au service des personnes racialisées s’est élargi grâce à un réseau d’institutions et d’initiatives adaptées aux expériences vécues par les personnes de couleur.

Image 8. Un repas au restaurant Mary’s African Cuisine.

La Black Business Initiative et la Blk Women in Excellence continuent d’être rejointes par de nouvelles initiatives ayant des objectifs similaires et à différentes échelles géographiques. Au niveau local, la One North End Community Economic Development Society d’Halifax fournit une aide par le biais de programmes tels que la formation de Démarrage d’entreprise du North End et un soutien à l’emploi des jeunes par l’intermédiaire du Laboratoire d’innovation sociale de l’ANS. Dans la grande région du Canada atlantique, Tribe Network soutient les innovations et la poursuite de l’entrepreneuriat des membres de la communauté PANDC (Personnes Autochtones, Noires et de Couleur).

Les efforts de planification communautaire continuent de maintenir et de renforcer ces acquis.

Un processus de planification du développement économique de la communauté ANS sur cinq ans - ancré et éclairé par une consultation communautaire, comme pour le premier groupe de travail de la BBI il y a trente ans - reflète le besoin holistique d’infrastructures afrocentriques. Ses stratégies clés comprennent les démarches pour renforcer l'unité et les capacités au sein des communautés noires ; établir la propriété foncière, développer les infrastructures physiques et attirer les investissements ; et accroître la participation à l’éducation, à l’emploi et à l’entrepreneuriat.

La proximité de cette infrastructure essentielle est la clé du succès de Mary et des autres entrepreneurs noirs. Alors que les communautés noires de toute l’Amérique du Nord continuent de connaître une croissance démographique et une gentrification rapides, nous devons travailler pour permettre aux établissements noirs historiques et aux communautés d’affaires noires de survivre et de prospérer.

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